Je suis sidérée par l’ego gonflé à l’hélium de certaines personnes. On appose souvent à ces comportements des fêlures plus ou moins lointaines qui masqueraient un manque de confiance déguisé en habit de lumière. Néanmoins, au-delà de cette psychologie de comptoir à la Mireille Dumas un peu cliché et souvent bas de gamme, on trouve aussi de véritables joyaux d’estime de soi dans le plus simple appareil.

Mon métier me permet de croiser de très beaux spécimens, des éléments rares que l’on voudrait mettre sous cloche pour qu’enfin ils ferment leur gueule, tout en pouvant quand même parfois soulever le capot, ne serait-ce deux minutes, pour écouter le vrombissement du moteur. Je précise que je travaille dans une belle petite boutique de chasseurs de tête qui officie sur un positionnement haut de gamme et avec dans le viseur, plutôt du décideur que du looser, mais que voulez-vous, nous ne sommes jamais à l’abri de faire tomber une bécassine en visant un sanglier !

C’est ainsi qu’il y a quelques jours je contactais une femme au parcours papier brillant, dont le nom m’était revenu pas deux fois auprès de sources émérites. J’avais pour objectif de recruter une Directrice des Ressources Humaines pour une pépite du SBF 120. Le profil, résolument féminin, devrait démontrer un bon sens politique, un toucher balle intellectuel aussi affûté qu’efficace auprès d’un patron éminemment brillant. Nous voulions quelqu’un de charismatique, qui puisse mener une vraie politique de développement des talents, façonner une culture d’entreprise, tout en maitrisant les questions sociales et juridiques: En bref, une demi-déesse bouffie d’avoir ingéré trop d’EBITDA, mais qui ai quand même la cuisse suffisamment légère et agile pour pouvoir se hisser jusqu’au COMEX et avec les talons !

Et contre toute attente j’eus cette personne en ligne ou plutôt je voulus le croire. Je lui présentai donc le mandat en prenant soin d’argumenter la longue liste de compétences et qualités nécessaires qui, une fois déroulée, laissa place à un silence, un long silence, un très long silence. Je dû m’enquérir d’un « Madame ? Allo ? » Pour m’assurer que quelqu’un, ou plutôt que ma déesse était bien au bout du fil.

« C’est tout à fait moi… mais ça ne sera pas moi »

J’étais déjà attentive et alerte sur ce qui allait suivre sentant qu’il y avait comme le travail d’une chouette constituant sa pelote et allant bientôt la régurgiter sur le monde entier :

« Comment vous dire, vous m’auriez appelé le mois dernier j’aurai tendu une oreille. Figurez-vous que je viens de signer un très beau contrat pour un très gros poste dans un grand groupe industriel Allemand qui ne possède pas moins de quarante -deux usines à travers le monde, et pour lequel je vais devoir m’expatrier dès la rentrée, abandonnant mari et enfant ! » (Rire satisfait)

Tout est définitivement gras, gros et grand chez Artémis, même le rire, je ne dis rien car je sens que ce serait vain, et surtout, car je pressens que cela va continuer…

Et cela continue :
« Mon mari fait également une très belle carrière, aussi parce que nous avons cette chance d’avoir un jeune garçon extrêmement autonome et brillant à la maison qui fait ses études tel un petit cabri. Nous ne savons encore s’il fera du conseil en retournement d’entreprises comme son papa, montra sa start-up, ou encore sera violoncelliste professionnel … et je vais vous dire, il me dirait qu’il va faire du miel à l’abbaye de Jumièges j’en serai tout aussi ravie ! On a vraiment beaucoup de chance, ou peut être juste ce qu’on mérite ? ! (Rire assourdissant)

Toujours et encore moins rien à dire, et je comprends qu’il n’y a même pas d’encouragements à formuler, aussi, je me mets à l’économie de toute marque d’intérêt qui serait aussi feinte qu’inutile.

« Vous savez mademoiselle, je dis cela en toute humilité car je ne sauve pas des vies, quoi que, quand on évite un PSE dans le Gers en scellant positivement l’avenir de 400 personnes… Mais j’ai vu et fait beaucoup de choses. Aujourd’hui mes drivers ont profondément changé. Je ne cherche plus l’argent, j’en ai. Je ne cherche pas la reconnaissance, je m’en fous. Avec le temps et une certaine forme de sagesse aussi peut- être je m’aperçois qu’on s’épure au maximum. D’ailleurs, je pars la semaine prochaine faire un jeûne de quinze jours en Inde. Vous n’avez pas idée du bien que ça peut faire. Je n’ai rien inventé, ce sont des pratiques ancestrales qui ont des vertus phénoménales à la fois sur le corps (bon car oui inévitablement on maigrit), mais aussi et surtout sur l’esprit. Je m’égare peut-être mais tout ça pour vous faire comprendre qui je suis. C’est souvent comme cela avec les êtres un peu complexes, ils sont à géométrie variable au point de ne plus savoir qui ils sont, ou bien voulant se fuir eux – mêmes peut-être ? (Rire tonitruant)

Qui était-elle ?

Une inénarrable et dithyrambique connasse à n’en point douter, tout du moins sur la couche externe me dis-je intérieurement, m’ébrouant dans ma tête comme rapatriée dans le réel par le claquement de doigts d’un hypnotiseur. N’était-ce pas le comble du pédantisme que de vouloir se fuir soi-même ?

Cet excès de zèle, fût-il une seconde sincère, me l’aurait presque rendue sympathique si je n’avais clairement identifié que ce faux tacle envers elle-même visait davantage à insister sur sa prétendue complexité en forme d’auto compliment, que sur cette pathétique personne qu’elle donnait à entendre. Peut- être avait- elle dans un éclair de lucidité perçut comme elle était effrayante ? Elle me fit penser en cet instant à un chat devenu fou, voulant attraper sa propre queue. Quant à moi, j’oscillais entre une forme d’empathie teintée de pitié et une cordiale détestation.

S’aimer oui… mais pas trop.

J’eus ce sentiment étrange d’être presque en colère. J’avais du mal à m’expliquer pourquoi mais incidemment d’écouter les émules de cette bonne femme revenait à me faire comprendre que son temps était plus précieux que le mien, et cette idée quelque part me dérangeait. Lorsque les gens m’ennuyaient, j’avais cette faculté de tenir une sorte de comptabilité interne où tous ces instants que je considérais comme m’étant volés, s’accumulaient pour former une bourse d’échange au temps. Lorsque je serai assise au bord du précipice de ma vie, j’aurai ce joker en avaloir et qui sait, quelques belles années en plus. J’étais bien consciente que sur ce coup- là mieux valait que je n’épargne pas trop, n’étant pas tout à fait sûre du deal final, ne l’ayant scellé qu’avec moi-même. Quant à imaginer mon pauvre client face à cette purge, la seule pensée faisait monter cette petite onde de chaleur caractéristique que prodigue la gêne.

Du Miel à Jumièges je t’en ficherai ! N’avez-vous pas remarqué qu’il n’y a pas plus tolérants que les gens confrontés à rien et qui, de fait, font semblant d’être ouvert aux options qu’ils redoutent ? Tenez, moi-même qui n’ai pas d’enfants, je peux affirmer que la seule idée que mon gamin joue de la flûte dans métro, et quand bien même il percerait dans ce milieu souterrain, me catastropherait. Pire encore, qu’il soit différent, malheureux ou juste con, sont autant de problèmes qui même pris individuellement me plongeraient dans une insondable tristesse, sachant qu’il est par ailleurs possible de les cumuler… La tolérance n’étais-ce finalement pas de rêver que les choses soient autrement mais de prendre sur soi sachant qu’elles n’arriveront pas ?

Pour ce qui est de mériter ce qui nous arrive, cette notion a toujours été à mon sens des plus casse-gueule voir dangereuse et cela en toutes circonstances, tout simplement car le mérite n’existe pas. J’en veux pour preuve qu’il y a des gens tout à fait bien qui crèvent de faim tandis que d’autres, ayant fumé toute leur vie, n’auront même pas le cancer. Enlevons-nous donc cette épine du pied, le mérite est juste le moyen de monnayer la plus partiale des justices : celle que l’on se rend à soi- même pour se rassurer.

Artémis incarnait finalement tous ces clichés du bon sentiment drapé dans de la fausse modestie, aussi je me demandai combien d’heures de méditation et de litres jus d’herbe il fallait pour qu’une once de naturel émerge de cette créature ? Cela revenait un peu à mettre un dictateur nord-coréen dans un Ashram en imaginant qu’il en ressortira concerné par le climat… En attendant, elle m’avait saoulée comme trois whiskys secs, l’euphorie en moins.

L’idée même de poursuivre cette conversation, ou plutôt ce monologue, m’était devenue insupportable. Je n’avais par ailleurs même plus cette petite curiosité malsaine où l’on se demande jusqu’où on peut pousser ou laisser l’autre aller à ses élucubrations, voire même en extirper encore un peu plus. Ce souhait fût exaucé lorsque la divine se racla la gorge, et dans un soupir, comme on jette l’éponge d’une conversation où l’on a tout et surtout rien dit :

« Ecoutez nous pourrions refaire le monde durant des heures, je suis assez intarissable sur le sujet, mais en l’état actuel des choses je ne peux que vous proposer que nous restions en contact car vous aurez certainement l’envie de me suivre ? »